1980-2010
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Nous sommes ici en 1978 et Deng Xiaoping arrive au pouvoir après dix ans de Révolution Culturelle et de Grand Bond en Avant qui ont ruiné le pays (cf article n°3 sur le XXème siècle). Je vous explique dans cet article comment les réformes pragmatiques et intelligentes de Deng ont permis de propulser la Chine dans la mondialisation et de devenir 2ᵉ économie mondiale en 2010 grâce à son modèle économique extraverti. Cette situation déroute complètement les États-Unis qui voulaient en faire un pays “subordonné”, comme tous les autres pays en développement dans les années 80. Plutôt que suivre les dragons et les tigres asiatiques dans la crise de la dérégulation de 1997, la Chine invente son propre système et ment aussi un peu pour arriver à ses fins…Quelle est cette recette miracle ? Et quel en est son prix ? Une répression politique certes mais aussi l’apparition d’une société sans foi ni loi dans laquelle la corruption règne et les relations font tout.
Au programme
Intégration à la mondialisation, la volonté américaine et l'adresse de la Chine
Les réformes d’ouverture économiques de Deng Xiaoping
Lorsque Deng Xiaoping arrive au pouvoir en 1978, la Chine est complètement isolée et ruinée par les politiques de Mao. Plus de 500 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté et 80% de la population vit à la campagne. Deng Xiaoping prend alors exemple sur les “dragons asiatiques”, la Corée du Sud, Taïwan, Hong Kong et Singapour, qui connaissent un développement spectaculaire depuis les années 60 grâce à une industrialisation rapide et une ouverture au commerce international. Il entreprend la libéralisation économique du pays et, pragmatique, il valorise l'efficacité plutôt que l'idéologie, comme en témoigne sa fameuse citation :
« Peu importe que le chat soit blanc ou noir, s’il attrape les souris, c’est un bon chat. » Deng Xiaoping, Discours de juillet 1962, Comment relancer la production agricole.
Concrètement, Deng Xiaoping opère 4 modernisations (agriculture, industrie, science et défense) et met en place ce qu’on appelle l’économie socialiste de marché. Assurant ainsi une transition idéologique progressive, ce modèle concilie les principes du socialisme, tels que la propriété publique et le rôle dominant du Parti, avec les mécanismes de marché. Une sorte de “en même temps” à la chinoise. D’un côté, l’État conserve un rôle central, notamment dans les secteurs stratégiques, et les entreprises d’État coexistent avec des entreprises privées et étrangères. Parallèlement, des prix libres ainsi que la liberté d’entreprendre sont autorisés et les monopoles d’État abolis.
La Chine entame ainsi son chemin vers le titre de 1ère puissance exportatrice et devient rapidement “l’atelier du monde” grâce à son modèle que les économistes appellent régime d’accumulation extraverti. Il s’agit d’un modèle économique dans lequel la croissance et l’accumulation de richesses dépendent principalement des relations avec l’extérieur, dans le cas de la Chine, des exportations. Ce modèle repose sur des investissements publics orientés vers l’exportation (transport, logements pour les ouvriers, machines pour les secteurs clés tels que l’électronique, le textile,…) et un maintien des salaires bas, donc un moindre coût de production qui attire les investisseurs étrangers. Ces salaires bas vont de paire avec une faible consommation intérieure : la majorité des chinois restent pauvres, les produits sont uniquement destinés à la consommation extérieure.
La recette fonctionne et pose les bases du système qui permettra l’explosion de la croissance à l’entrée de la Chine à l’OMC en 2001 sur laquelle je reviens plus bas.
3 éléments catalyseurs très importants
1.La démographie. On le sait, les chinois sont nombreux, et ça aide ! En 1980, la Chine compte plus de 900 millions d’habitants, dont une large majorité en âge de travailler. Le pays bénéficie donc d’un « dividende démographique » : une période où la part de la population active est très élevée par rapport aux enfants et aux retraités. Couplée aux réformes économiques, cette masse permet une croissance rapide de la production peu coûteuse (qui dit plus de travailleurs disponibles, dit salaires bas) et une forte attractivité pour les investissements étrangers. Ce paramètre est un catalyseur de la croissance mais il devient rapidement un problème. Jugée trop rapide, la démographie inquiète le Parti qui met en place la politique de l’enfant unique.
2. L’immobilier. Avant 1980, l’immobilier était entièrement controlé par l’État : les logements étaient attribués gratuitement ou à très bas prix aux travailleurs.
Sous Deng Xiaoping, le gouvernement central et les collectivités locales privatisent progressivement le secteur. Par exemple, les gouvernements locaux rachètent aux villages des terrains en banlieues de ZES à très bas prix puis les vendent à des promoteurs immobiliers ou à des industriels. En conséquence, un véritable marché immobilier émerge avec le développement de promoteurs privés et publics.
De fait, les ventes des terrains publics représentent une rentrée d’argent exceptionnelle pour le Parti et les collectivités locales. Ils la réinvestissent dans des logements plus modernes, des transports, des usines, des machines pour stimuler l’appareil productif dédié à l’exportation et favoriser les secteurs les plus prometteurs. L’immobilier devient alors un moteur économique majeur : il favorise la demande en matériaux, main d’oeuvre et équipements. Mais le secteur se transforme en véritable jungle ! Une bulle immobilière se développe, la corruption atteint des sommets et des milliers de personnes sont délogées, parfois dans la violence.
3.L’esprit entrepreneurial. Dans son livre La Chine en 10 mots, Yua Ha mentionne également la libération de l’esprit entrepreneurial comme moteur de croissance. Après des années de privations et d’oppression, la population est avide d’entreprendre et de devenir riche. Elle est prête à tout pour gagner de l’argent, et surtout à être inventive ! Yua Ha cite plusieurs exemples de personnes pauvres devenues millionnaires en un rien de temps grâce à leur audace et à l’absence total de cadre juridique. Revente de déchets, traffic de sang, vente de briquets, de chaussettes, de boutons à grandes échelles, l’immense marché et la certitude de n’avoir rien à perdre font la fortune de “Gens de peu”.
“Cette réponse simple lève le voile sur un des secrets du miracle économique chinois de ces trente dernières années : derrière le boom de l’économie, on trouve le culot des gens de peu qui anime les Chinois d’aujourd’hui, et leur volonté de profiter des moindres opportunités. […], le miracle économique des trente dernières années se résume en réalité à l’addition d’innombrables miracles individuels”.Hua, Yu. La Chine en dix mots. 2010. Actes Sud. p383.
Ouverture économique mais répression politique
Vous reconnaissez cette photo mondialement connue ? Il s’agit du célèbre manifestant surnommé Tank Man, jamais retrouvé, lors du mouvement social qui a eu lieu le 4 juin 1989 sur la Place Tiananmen à Pékin et qui s’est tragiquement soldé par des centaines voire des milliers de morts (les chiffres sont toujours méconnus). Cet événement est capital. Il a choqué à l’international et a surtout clôturé le débat qui couvait dans la société chinoise des années 1980 : maintenant qu’on a libéralisé l’économie, va-t-on démocratiser le pays ? Cette rébellion et cette envie populaire de démocratie ne sont pas un hasard et ont des causes à la fois politiques, économiques et sociales.
En effet, dans les années 80, les Chinois se retrouvent devant un certain vide réthorique. Sous Mao, ils ont connu la répression et la faim, mais c’était au nom de la grande cause révolutionnaire et communiste. Maintenant que Deng Xiaoping a introduit le capitalisme, on ne sait plus très bien sur quel pied danser. Les dirigeants chinois en appellent alors à Confucius pour légitimer le pouvoir autoritaire du Parti. Marginalisées sous Mao et la Révolution Culturelle, les idées de hiérarchie sociale, de primauté de l’ordre sur les libertés individuelles, de soumission au souverain (cf article n°2 sur les sagesses chinoises) alliées à un retour aux traditions fonctionnent en partie. Mais elles deviennent moyennement crédibles lorsque les travailleurs, les étudiants et les intellectuels observent la montée de la corruption et l’enrichissement malhonnête de nombreux cadres du Parti.
Aussi, qui dit économie de marché, dit inégalités sociales, inflation et fin de certains avantages sociaux. Au milieu des années 80, le système à double prix est progressivement aboli, provoquant une forte inflation alors que l’abondance de main d’oeuvre empêche l’augmentation des salaires. Comme l’emploi à vie n’existe plus, les entreprises licencient donnant lieu à l’apparition d’un chômage urbain. La création d’un marché immobilier corrompu crée également de fortes inégalités face au logement. Finalement, le système de santé, qui était assuré par l’État et permettait un accès aux soins pour tous, se privatise petit à petit. Tous ces éléments expliquent la colère populaire.
Finalement, les manifestants sont influencés par les événements étrangers. D’abord, la jeunesse chinoise des années 1980 est plus ouverte sur le monde, notamment grâce à la traduction d’ouvrages occidentaux et au retour d'étudiants chinois de l'étranger, elle aspire donc à une plus grande liberté d'expression, de presse et de pensée. De plus, la glasnost et la pérestroïka de Mikhaïl Gorbatchev en URSS montrent qu’une libéralisation politique est possible dans un régime communiste.
Le pouvoir a alors deux options : la modération ou la répression. Les dirigeants sont partagés. Deng choisira finalement de régler l’insurrection dans la violence. Craignant de perdre le monopole du pouvoir que pourrait impliquer un débat politique ouvert et prenant parfois l’excuse de la forte démographie comme risque d’anarchie (”un pays de 1,2 milliard d’habitants ne peut pas se permettre le chaos”), il envoie les chars qui tuent des centaines, peut-être des milliers de personnes à Pékin, scellant ainsi la nature de la relation des chinois avec le Parti : l’enrichissement justifie l’absence de libertés. Je reviens sur les détails de ce Pacte tacite, la répression actuelle et l’opinion des Chinois dans l’article n°10. Aujourd’hui, ces événements sanglants sont complètement tabous, la jeunesse n’a pas conscience du massacre et les réseaux sociaux sont automatiquement censurés dès que le mot “Tiananmen” est mentionné.
Intégration à la mondialisation : la volonté des États-Unis et l’adresse de la Chine
La mondialisation se propage sous l’impulsion des États-Unis dans les années 80
Dans les années 60-70, les États-Unis font face à une crise économique très sérieuse dite structurelle, touchant directement les entreprises américaines. Les luttes ouvrières se multiplient menant à l’augmentation des salaires, les entreprises ouest-allemandes et japonaises leur font concurrence et le capital n’est plus aussi rentable. Les chefs d’entreprise voient donc leur taux de rentabilité baisser, ce qui affecte concrètement leur niveau de vie.
“Pour le dire en un mot : la diminution de ses richesses a alors dépassé le seuil de tolérance de la bourgeoisie américaine”. Bürbaumer, Benjamin. Chine/ États-Unis, le capitalisme contre la mondialisation. 2024. La Découverte. p37.
Les détenteurs du capital ouverts aux opérations transnationales (certains y sont foncièrement opposés) parviennent alors à influencer la classe politique américaine et la convaincre que la mondialisation est la clef. Accéder à une main d’oeuvre peu coûteuse résoudrait tous les problèmes de rentabilité et de nouveaux marchés représenteraient un bon débouché pour les produits américains. En 1973, David Rockefeller créée la Commission Trilatérale, un groupe de dirigeants de banques, d’entreprises (Coca-Cola, Bank of America, Lehman Brothers, Boeing, General Electric, IBM,…) et de politologues à qui certains analystes attribuent aujourd’hui l’orchestration de la mondialisation.
Leur idée est de créer un partenariat trilatéral comprenant les États-Unis, l’Europe et l’Asie (d’abord le Japon) afin d’organiser le libre-échange, la libre circulation des capitaux, la réduction des dépenses publiques, de la fiscalité et la flexibilisation de l’emploi à l’échelle mondiale.
Il est intéressant de remarquer que le néolibéralisme s’est répandu dans le monde sous l’impulsion et pour servir les intérêts des entreprises américaines en baisse de rentabilité, alors qu’en Chine, c’est le Parti Communiste Chinois qui est à l’initiative de l’intégration de la Chine à la mondialisation avec un objectif de “développement national” :
“Côté chinois, la participation à la mondialisation se fondait sur l’ambition d’accélérer le développement national. Côté américain, cette participation reflétait la volonté d’échapper à la crise structurelle par une solution spatiale. Ces attentes divergentes quant à la place que la Chine était censée occuper dans la mondialisation forment la racine profonde des tensions actuelles”. Bürbaumer, Benjamin. Chine/ États-Unis, le capitalisme contre la mondialisation. 2024. La Découverte. p95.
Jimmy Carter (1977-1981), membre de la Commission Trilatérale, prépare le terrain à la dérégulation et Ronald Reagan (1981-1989) applique les principes du néolibéralisme globalisé et du Consensus de Washington. Sorte de Dix Commandements du capitalisme, il s’agit d’un ensemble de dix recommandations de politique économique néolibérales formulées à la fin des années 1980 pour guider les réformes dans les pays en développement en échange de l'aide du FMI et de la Banque mondiale.
Dérégulation financière, privatisation des entreprises publiques, abolition des droits de douane, flexibilité de l’emploi, libre échange, ces mesures se répandent sur la planète avec un effet boule de neige :
“Plus la libéralisation financière avançait, plus elle exerçait une pression sur les pays qui hésitaient à emprunter la même voie. Au cours des années 80, les pays les plus avancés ont donc tous fini par supprimer l’essentiel des obstacles à la libre circulation des capitaux.” Bürbaumer, Benjamin. Chine/ États-Unis, le capitalisme contre la mondialisation. 2024. La Découverte. p57
Pour les pays en développement, ce sont des “thérapies de choc” qui sont adoptées. Il s’agit de l’application très rapide du Consensus de Washington imposée par le FMI et la Banque Mondiale suite à une crise. Le meilleur exemple reste l’Amérique Latine (au Chili sous Pinochet, au Mexique après la crise de la dette en 1982, ou en Argentine en 1980 en période d’hyperinflation). Pour résumer, les américains profitent des crises pour forcer les pays en développement à adopter une économie néolibérale, organisant ainsi une mondialisation dans laquelle ils sont au centre.
La crise asiatique de 1997, le désastre de la dérégulation, un contre exemple pour la Chine
En Asie, ces mesures sont violentes et mènent à la crise asiatique de 1997 qui touche particulièrement la Thaïlande, la Corée du Sud et l’Indonésie. Un peu de contexte s’impose. À partir des années 60, les pays asiatiques qu’on appelle les dragons (Corée du Sud, Taïwan, Singapour, Hong Kong) et les tigres (Indonésie, Malaisie, Thaïlande et Philippines) connaissent le “miracle asiatique”. Encouragés par des politiques publiques vertueuses comme l’investissement dans les transports et l’énergie et forts de leur main d’oeuvre abondante, ces pays prospèrent. Leur croissance attire l’intérêt de la Banque Mondiale et du FMI dans les années 80 qui leur recommandent une restructuration néolibérale (c’est la mode) en échange de financements pour leur économie exportatrice.
Mais la dérégulation est trop rapide et les pays concernés manquent souvent d’institutions adéquates, ce qui a mené, dans le cas asiatique à la crise de 1997 : “Le FMI a poussé à la libéralisation des marchés de capitaux avant que les pays ne disposent des institutions réglementaires nécessaires pour la gérer.” Stiglitz, Joseph. Globalization and Its Discontents. 2002. p. 67-68. Ce graphique explique en détails les mécanismes économiques et financiers de cette crise et les conséquences d’une dérégulation trop rapide.
Si vous n’êtes pas amateur d’économie, il est surtout important de retenir ici que les dragons et les tigres asiatiques ont bâti leur croissance sur une intervention “développeuse” de l’État. Les mesures d’ouverture, de libéralisation et d’effacement du contrôle étatique imposées ensuite par le FMI et la Banque Mondiale ont mené à un afflux massif d’investissements étrangers de “portefeuille”, de mauvaise qualité, déconnectée de l’économie réelle.
Ces investissements ont mené à une bulle et à un fort endettement des entreprises et des banques locales en dollars. Les investisseurs se rendant compte de la bulle ont paniqué, retiré leurs capitaux brusquement, forçant les pays à dévaluer leur monnaie, ce qui a mené à la faillite des entreprises et des banques qui avaient emprunté en dollars.
Pour résumer encore plus, tout déréguler d’un seul coup et faire confiance à des investisseurs étrangers véreux n’était pas une bonne idée…
Mais la Chine adopte une autre voie et devient incontrôlable pour les États-Unis
La digression à propos des États-Unis et de la crise asiatique de 1997 a son importance. Elle permet de montrer que la Chine a eu l’intelligence de créer son propre système, évitant de subir des crises comme les autres pays asiatiques.
Rappelez-vous, la Chine a une culture historique et impériale dans laquelle elle se place au centre du monde. La place de subordonnée, de “périphérie”, que tente de lui imposer les États-Unis ne lui convient donc pas du tout. Les dirigeants chinois intègrent la Chine à la mondialisation de manière maîtrisée, graduelle et contrôlée par le PCC sans appliquer les mesures imposées par le FMI et la Banque Mondiale.
Ils parviennent à éviter les pièges d’une dérégulation trop rapide, permettant à son “régime d’accumulation extraverti” d’en faire une puissance de premier plan.
Le système des Zones Economiques Spéciales est idéal pour l’ouverture progressive et encadrée de ce système. Ce sont de véritables laboratoires de la mondialisation pour tester les mécaniques d’économie de marché avant de les étendre à tout le pays. Ce fonctionnement évite la déstabilisation trop brutale de toute l’économie, la libéralisation ne sera ouverte à tout le pays qu’en 1992. Ces ZES sont créées pour attirer les IDE (Investissement Direct Étranger) mais sont très controlées par l’État. Les investissements étrangers ne sont pour la plupart autorisés que sous la forme de co-entreprises, ce qui force le transfert de technologie qui permettra la montée en gamme dans les années 2010. Les entreprises publiques quant à elles restent très présentes dans les secteurs clefs. Leur succès est évalué selon des critères définis par le plan quinquennal national et selon les objectifs du gouvernement central. Finalement, les cadres locaux des ZES sont nommés par l’État central, il n’y a donc aucune autonomie politique.
Le marché intérieur est très protégé grâce à des barrières tarifaires sur de nombreux produits importés tels que des biens de consommation (voitures, électronique, vêtements, etc.) et les produits agricoles. Les entreprises américaines, japonaises et européennes n’accèdent donc pas au marché chinois mais profite de sa main d’oeuvre peu coûteuse. Ce système permet au PCC de s’enrichir, et ce en devises étrangères (puisque les produits exportés se paient en devises étrangères, surtout en $, et non en yuan), ce qui représentera un poids majeur dans les conflits futurs et créera de forts excédents commerciaux qui rendront fou Donald Trump.
L’entrée à l’OMC en 2001 : c’est le décollage immédiat !
Depuis 1986, les négociations sont ouvertes, elles aboutiront en 2001 à l’entrée de la Chine à l’OMC (l’Organisation Mondiale du Commerce). Les négociations ont été longues, ce qui a laissé le temps à la Chine de structurer et renforcer son modèle extraverti. Cet événement marque un tournant majeur dans l’histoire économique contemporaine et sera un propulseur pour la Chine vers la place de première puissance mondiale. Au départ, toutes les parties voient des avantages à l’adhésion de la Chine à l’OMC.
→ La Chine bénéficie d’un accès aux marchés développés occidentaux comme débouchés à ses produits. Elle acquiert également une certaine reconnaissance mondiale, ce qui est très important pour les Chinois (rappelez-vous toujours du siècle de l’humiliation qui reste dans les esprits). Elle espère finalement bénéficier de plus d’IDE grâce à une meilleure confiance des investisseurs.
→ Pour les autres membres, l’adhésion de la Chine à l’OMC implique un accès total au marché d’un milliard de consommateurs chinois. La Chine a aussi l’obligation de respecter les règles de l’OMC en matière de subventions étatiques et de propriété intellectuelle (pas le droit de forcer le transfert de technologie pour les entreprises étrangères implantées en Chine). Les démocraties occidentales misent également sur la libéralisation politique, la fin progressive de l’autoritarisme et la paix internationale grâce à l’intégration des économies.
Mauvaise pioche ! Le monde ne s’attendait pas à ce qu’en pratique, le PCC ne respecte aucune règle. Aucun des avantages espérés par les autres membres ne se concrétisent :
- L'État chinois continue de subventionner massivement les grandes entreprises publiques et stratégiques (acier, énergie, télécoms, etc.), permettant aux entreprises chinoises de pratiquer des prix artificiellement bas, ce qui est interdit par l’OMC.
- Même après avoir baissé ses droits de douane, la Chine utilise des normes sanitaires ou techniques restrictives, des procédures administratives lourdes ou des autorisations complexes pour bloquer les importations, impliquant un accès limité au marché chinois pour de nombreuses entreprises étrangères.
- Bien que ce soit interdit, le transfert de technologie est toujours forcé de manière indirecte pour des entreprises étrangères cherchant à s’implanter en Chine.
- La Chine favorise ses entreprises locales. Dans les marchés publics, les financements bancaires, ou les autorisations d’accès au marché et dans des secteurs clés (finance, internet, culture, énergie), les firmes étrangères sont encore largement exclues.
- La Chine n’a jamais eu l’intention de se démocratiser comme nous l’avons vu plus haut.
Son entrée à l’OMC permet donc à la Chine de verrouiller ses débouchés pour écouler sa surproduction tout en protégeant son marché et en accédant au transfert de technologie étranger. Malhonnête peut-être, mais gagnant, certainement !
Inégalité, corruption et absence de règles, le revers de la médaille
Cette explosion de la croissance n’est pas sans conséquences pour la société chinoise. Il nous est complètement impossible, nous européens, d’imaginer à quoi ressemble un pays qui connait une croissance à deux chiffres pendant vingt ans : l’argent coule à flot, il n’y a aucune règle, tout n’est qu’opportunité business, des milliers de gens deviennent millionnaires en quelques mois tandis que d’autres sont licenciés ou délogés sans ménagement. Le milieu des affaires est quant à lui étroitement lié au Parti Communisme dont les membres sont en majorité corrompus.
“Une période de répression extrême conduit nécessairement par réaction à une période de licence extrême. C’est le principe du balancier : plus il part de haut d’un côté et plus il monte haut de l’autre. […] Dans un tel contexte social, les faibles sont la proie des forts, les escroqueries et les abus de confiance se banalisent, si bien que les honnêtes gens sont souvent laminés tandis que les gens sans scrupules triomphent”. Hua, Yu. La Chine en dix mots. 2010. Actes Sud. p270.
Exacerbation des inégalités sociales
La libéralisation de l’économie dans les années 1980, suivie par l’explosion de la croissance après l’adhésion de la Chine à l’OMC en 2001, entraînent une aggravation marquée des inégalités sociales. La privatisation et la décollectivisation de l’agriculture et de l’industrie permettent à certains de s’enrichir, mais de nombreux autres perdent leur emploi ainsi que l’accès à des droits sociaux autrefois universels, tels que la santé et l’éducation. Les investissements publics et étrangers se concentrent massivement dans les zones côtières, favorisant leur essor économique au détriment des régions rurales, où une pauvreté extrême se répand. Enfin, le chômage augmente fortement : les licenciements massifs dans les entreprises d’État ne sont pas compensés par le secteur privé, et les travailleurs migrants venus des campagnes peinent à trouver un emploi stable, se retrouvant souvent relégués à des postes précaires.
Qu’est-ce que le coefficient de Gini ? Comment est-il calculé ? Comment se positionnent la Chine et la France par rapport au reste du monde ? Je vous explique ici.
Une société sans cadre juridique, c’est la roue-libre !
Il est important de savoir qu’il n’existe pas en Chine de système judiciaire indépendant : la justice reste étroitement subordonnée au Parti communiste, dont les juges sont souvent eux-mêmes membres. Dans les années 1990 et 2000, les autorités privilégient le développement économique au détriment d’une application rigoureuse des lois, en particulier celles visant à protéger les travailleurs et les populations les plus vulnérables. L’application des textes législatifs devient alors laxiste, arbitraire ou inégale, surtout à l’échelle locale, dans un contexte de forte concurrence entre les régions pour attirer les investissements. Dans son ouvrage Red Roulette, Desmond Shum, milliardaire ayant fait fortune dans l’immobilier pendant les années 2000, suggère même que les membres du Parti Communiste promulguaient délibérément des lois floues qui leur permettaient à la fois de disposer de justifications légales pour procéder à des arrestations. Le tout en conservant une marge de tolérance suffisante pour ne pas freiner le développement économique.
Deux exemples de lois non appliquées sont particulièrement probants :
- La Loi sur le Travail de 1995 établit des droits pour les travailleurs (cadre de contrats écrits, durée du travail, sécurité, assurance). Dans les faits cependant, les administrations locales sont plus préoccupées par l’accumulation de richesses que le respect de cette loi et personne n’est chargé de la faire respecter. Les travailleurs subissent donc des phénomènes injustes tels que les arriérés de salaires, des licenciements illégaux, le non-paiements des heures supplémentaires, etc.
- Des lois sur l’expropriation et la propriété foncière existent et sont censées encadrer l’expropriation. La Constitution chinoise de 1982 stipule que “la terre, à la campagne et dans les banlieues […] est propriété collective” et que “dans l'intérêt public, l'État peut réquisitionner des terres en expropriant des terrains appartenant à l'Etat ou à des collectivités, et accorder des compensations.” Mais la définition de l’intérêt public et la teneur des compensations ne sont pas précisées, donnant lieu à énormément d’abus et à l’expulsion de familles entières.
Corruption des membres du Parti Communiste
Tout ce laxisme, cette absence de règles est due à la corruption systémique qui gangrène la Chine des années 90 et 2000.
Dans Red Roulette, Desmond Shum dévoile les rouages d’une Chine où la frontière entre affaires privées et pouvoir public est pratiquement inexistante. Je m’arrête un peu sur son histoire car elle illustre très bien le système de corruption institutionnalisée qui a permis à Shum et son ex-femme Whitney Duan de devenir milliardaires grâce leurs relations avec la famille du Premier ministre Wen Jiabao (en fonction de 2003 à 2013).
Ce système est incarné par la notion profondément chinoise de guanxi. Il s’agit du nom donné à un réseau de relations, souvent au sein du Parti, basées sur la loyauté, le devoir moral et des dettes implicites, sans lequel il est impossible de réussir en Chine à ce moment là.
« J’ai vite compris qu’en Chine, toutes les règles étaient flexibles, tant que l’on avait ce que nous, les Chinois, appelons le guanxi, c’est-à-dire une connexion dans le système.» Shum, Desmond. Red Roulette. 2021. p73
Contrairement au "networking" occidental, souvent transactionnel et limité à un cadre professionnel, le guanxi chinois est enraciné dans la sphère personnelle : il implique des liens familiaux, des faveurs durables et un engagement de loyauté quasi indéfectible.
Par exemple, Whitney Duan, l’ex-épouse de Shum, est tellement proche de la femme du Premier Ministre Wen Jiabao qu’elle l’aide à redécorer ses appartements, la conseille sur le choix d’époux de sa fille, la prévient quand elle considère que son fils a un mode de vie trop ostentatoire, dégradant ainsi l’image de la famille… C’est une sorte de relation amicale mais aussi de partenaires business dans laquelle chaque service rendu aura un jour un prix.
Cette proximité permet au couple de Shum/Duan d’obtenir un accès privilégié à des projets d’envergure nationale, dont la pièce maîtresse est le développement du méga-aéroport logistique de Pékin en 2008. Ce projet colossal, qui vise à faire de la Chine un nœud stratégique du commerce mondial, illustre parfaitement la manière dont les décisions économiques majeures sont imbriquées dans les strates du Parti communiste.
Pour faire avancer ce projet, Shum raconte qu’il lui a fallu obtenir l’aval de chaque échelon du pouvoir, du plus local au plus central, en passant par les organes de régulation et les figures du Politburo, (abréviation de Political Bureau), un des organes les plus puissants du Parti communiste chinois (PCC) chargé de prendre les grandes décisions politiques et économiques du pays.
Cette lente orchestration n’est pas simplement administrative : elle nécessite des années (oui des années !) de négociations, de cadeaux luxueux, de démonstrations d’amitié et de loyauté, de soirées arrosées avec tout un tas de membres de l’administration (Shum admet d’ailleurs que bien tenir l’alcool a toujours été un atout de poids dans ces conditions).
Le couple évoluait au sein de ce que Shum appelle “l’aristocratie rouge”, un cercle fermé de familles issues des anciens révolutionnaires du Parti, souvent enfants ou proches des premiers dirigeants maoïstes, qui détiennent un pouvoir invisible mais immense sur les leviers de l’économie et de la justice. Ces “princes rouges”, protégés par leur lignée, incarnent une caste d’intouchables, combinant privilège politique, fortune privée et influence institutionnelle.
“Ces fils et filles fonctionnaient comme une aristocratie : ils se mariaient entre eux, menaient des vies déconnectées de celles des Chinois ordinaires et faisaient fortune en vendant l’accès à leurs parents, des informations privilégiées et des autorisations réglementaires, qui étaient les clés de la richesse.” Shum, Desmond. Red Roulette. 2021. p83
Red Roulette révèle ainsi que la corruption chinoise n’était pas un dysfonctionnement du système, mais bien un mode opératoire central, institutionnalisé, et profondément enraciné dans les traditions sociales et politiques du pays.
Lorsque Xi Jinping accède au pouvoir en 2012, il lance immédiatement une vaste campagne contre la corruption, présentée comme un effort pour assainir le Parti communiste chinois et restaurer la confiance populaire. Mais derrière cette opération de moralisation, se cache aussi une stratégie politique redoutable : éliminer les factions rivales, neutraliser les réseaux d’influence indépendants, et recentraliser le pouvoir entre les mains d’un seul homme.
C’est dans ce contexte que s’inscrit la disparition brutale de Whitney Duan en 2017. Sans avertissement, la femme d’affaires puissante est enlevée par des agents de l’État, sans accusation publique, sans procès, et sans possibilité de contact avec sa famille ou un avocat. Par son profil, Whitney représente tout ce que Xi Jinping veut démanteler ou contrôler : une figure parfaitement insérée dans le système de guanxi, extrêmement bien connectée au plus haut niveau du pouvoir, notamment à l’épouse de l’ancien Premier ministre Wen Jiabao. En s’attaquant à elle, Xi Jinping envoie un message sans équivoque : même les mieux protégés peuvent tomber.
Xi Jinping a donc pour ambition de mettre fin à ces 20 ans de collusions entre élites politiques et milieux d’affaires et d’enrichissement indécent. Il souhaite contrôler les élites devenues millionnaires voire milliardaires et revenir à des fondamentaux marxistes. Cette campagne aura pour conséquence positive la réduction des inégalités, la réduction de la corruption qui lui vaudra une réelle popularité au sein de la population mais elle montre tout de suite que Xi Jinping a l’intention d’instaurer une gouvernance autoritaire, oppressive, reposant sur la peur grâce à laquelle lui seul décide.
Le point à retenir
- Après la mort de Mao en 1976, Deng Xiaoping libéralise l'économie et déploie l'économie socialiste de marché. Ce modèle, tourné vers les exportations et contrôlé par le PCC, permet de maîtriser l'entrée de la Chine dans la mondialisation. Il laisse aussi entendre aux Américains qu'ils auront un jour accès au marché d'un milliard de consommateurs. L'entrée de la Chine à l'OMC en 2001 lui est extrêmement favorable : elle connait une croissance à 2 chiffres pendant 10 ans. Ce boom économique est cependant synonyme de très fortes inégalités sociales et de corruption.
Articles suivants :
5 | L’ascension et la doctrine de Xi Jinping : du Prince rouge déchu au Nouvel Empereur autoritaire et nationaliste6 | La Grande Nation Chinoise selon Xi Jinping : Hong Kong, le Tibet, Taïwan, le Xinjiang (Ouïghours)7 | Une « civilisation écologique », une opportunité pour dominer le monde mais des efforts encore insuffisants pour sauver la planète8 | L’ambition assumée de la 1ère place en 2049 et d’un monde post occidental9 | Quels impacts et quelles solutions pour les États-Unis et l’Europe ? 10 | Crise économique et opinion publique, quel pari pour l’avenir ?