1949 - 2025
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Depuis 2012, Xi Jinping marque une rupture majeure dans la trajectoire internationale de la Chine. Alors que ses prédécesseurs privilégiaient une montée en puissance discrète, il assume ouvertement l’ambition de hisser le pays au rang de première puissance mondiale à l’horizon 2049, centenaire de la République Populaire. Pékin ne se contente plus de « cacher sa force » : sa diplomatie dite du « loup guerrier » traduit sa volonté d’affirmation. Se posant en champion du Sud Global tout en renforçant ses capacités économiques et militaires, Pékin tisse un réseau d’alliances et de dépendances. Rapprochement solide avec Moscou, élargissement des BRICS+, Nouvelles Routes de la Soie, financements massifs dans les pays émergents, montée en gamme et subvention à la technologie de pointe, chaque initiative vise à remodeler l’ordre mondial et à construire une alternative au système occidental.
Les ambitions de Xi Jinping : devenir n°1 dans tous les domaines en 2049
Tandis que Mao théorisait les trois mondes, ses successeurs ont fait “profil bas” sur la scène internationale et se sont concentrés sur le développement économique. Xi Jinping dévoile progressivement ses ambitions bien plus assumées : celles de devenir n°1 dans tous les domaines et établir un nouvel ordre mondial dans lequel la Chine serait leader du Sud Global.
De la doctrine de “Cache ta force, attends ton heure”…
De 1949 à 1971, ce n’est pas la grande amitié entre la Chine et le monde occidental. Après la proclamation de la République Populaire de Chine en 1949, Mao Zedong mène le Grand Bond en Avant puis la Révolution culturelle. Pendant cette période, toute personne soupçonnée de pensées capitalistes est humiliée en public ou même tuée. De leur côté, les États-Unis, grands gagnants de la Seconde Guerre Mondiale, sont anti-communistes dans un contexte de guerre froide. Après la rupture sino-soviétique du début des années 60, Mao élabore même sa théorie des “trois mondes”. Le premier monde est constitué des deux superpuissances américaine et soviétique, qui représentent une grave menace. Les pays développés tels que le Canada, l’Europe et le Japon forment le second monde - dépendant du premier, moins dangereux voire centre de rivalité. Le troisième monde, le tiers monde, englobe les pays en développement (dont la Chine) qui ont des intérêts communs et doivent lutter contre l’hégémonie du premier monde. Mao soutient d’ailleurs activement à plusieurs reprises des mouvements de décolonisation tels que le FLN en Algérie, le Viet Minh au Vietnam et ZANU au Zimbabwe, pour n’en citer que quelques-uns. Mao se veut donc anti-impérialiste, rassembleur des pays “non-alignés” et énonce des principes qui seront source d’inspiration pour la diplomatie de Xi Jinping.
Mais à l’aube des années 70, Mao perçoit l’affaiblissement profond qu’ont causé ses politiques intérieures. Il se rend également compte que sa situation stratégique est très mauvaise : il est en conflit avec les russes dont il ne supporte plus la tutelle, l’Inde a l’esprit revanchard après un conflit frontalier perdu en 1962 et les américains sont positionnés partout dans le Pacifique dans le cadre de la guerre du Vietnam. Il se sent encerclé par des puissances hostiles, il décide donc de renouer avec les États-Unis. À partir de cette date, les deux pays tissent des liens très forts dans tous les domaines : culturels, scientifiques, universitaires et financiers.
Lorsque Deng Xiaoping libéralise l’économie après la mort de Mao, les américains comptent parmi les plus grands investisseurs dans les Zones Economiques Spéciales créées pour attirer les entreprises étrangères en recherche de main d’oeuvre peu coûteuse. Motorola investit en Chine dès le début des années 1980 et Coca-Cola ouvre une usine d’embouteillage à Shanghai en 1981, c’est la première entreprise américaine à opérer en Chine après 1949.
Deng Xiaoping adopte alors ce qu’il appelle la doctrine du Taoguang Yanghui, traduite par « cacher ses capacités et attendre son heure », qui consiste à entretenir une posture discrète, un “profil bas” : il se fait petit sur la scène internationale. Il se concentre sur le développement économique, évite les confrontations directes tout en développant les équipements militaires.
…à celle du "Rugissement du loup guerrier"
Lorsqu’il accède au pouvoir en 2013, Xi Jinping change de stratégie et de vision. Il donne le ton dès 2009 lors d’un discours au Mexique en tant que Vice-Président durant lequel il accuse les États-Unis d’« exporter la famine et la pauvreté ». Entre 2013 et 2019, il consolide son pouvoir interne, grâce au programme anti-corruption par exemple, formule sa vision du "rêve chinois", synonyme de renaissance nationale, et lance la fameuse initiative des Nouvelles Routes de la Soie qui vise à étendre l’influence économique, logistique et politique de la Chine à l’échelle mondiale (j’y reviens plus loin). Xi Jinping reste relativement modéré dans sa communication extérieure, tout en adoptant un ton plus ferme dans les forums internationaux.
À partir de 2019, il devient plus agressif. Trump est élu aux États-Unis depuis 2016 et commence à mettre en place des droits de douane sur divers produits tels que l’acier, l’aluminium, les voitures, les semi-conducteurs et les pièces électroniques ainsi que des sanctions contre Huawei, le champion technologique chinois, leader mondial des équipements télécoms (4G/5G), étroitement lié au PCC en 2018. Par exemple, Huawei est inscrite sur la “Entity List”, ce qui l’empêche de commercer avec les États-Unis sans autorisation. Le soutien de la communauté internationale aux manifestants Hong Kongais et les critiques de nombreux pays accusant la Chine d’avoir créé le virus de la COVID-19 continuent d’exacerber les tensions.
Xi Jinping s’appuie alors sur les « loups guerriers », nom donné à une nouvelle génération de diplomates connus pour leur ton très ferme dans la défense des intérêts de la Chine à l’international. Entrainés par le Parti, ils utilisent les réseaux sociaux pour accuser frontalement des pays occidentaux d’hypocrisie, d’ingérence ou de colonialisme. Leur discours repose sur la haine de l’Occident (cf Article n°5 sur l’idéologie de Xi Jinping) et la remise en question de l’hégémonie américaine. On pense par exemple à Hua Chunyang, vice-ministre des affaires étrangères, qui tweet : “L’Occident ne doit entretenir aucune illusion concernant la ferme détermination de la Chine à défendre ses intérêts nationaux et sa dignité. Nous rendons ce que nous recevons. Ils auront à payer le prix de leur ignorance et de leur arrogance.” (Ekman, Alice. Dernier Vol pour Pékin. L’Observatoire. 2022. p44) ou encore le quotidien d’État en langue anglaise Global Times, qui ose tweeter :
“Comment l’UE et en particulier l’Allemagne, tueuse de 6 millions de Juifs pendant l’Holocauste et de Namibiens pendant son règne colonial, osent-ils penser qu’ils sont légitimes pour sanctionner la Chine pour leurs accusations sans fondements de “génocide au Xinjiang”. Ekman, Alice. Dernier Vol pour Pékin. L’Observatoire. 2022.p44
Plutôt violent…
Quelles sont concrètement les ambitions de Xi Jinping ?
Depuis les années 1980, la première priorité de diplomatie étrangère chinoise est de favoriser l’enrichissement national, mais sous la direction de Xi Jinping, elle prend une tournure nettement plus idéologique. Lors de la table ronde « La Chine : première puissance mondiale du XXIe siècle ? » organisée par la Commission de la défense nationale, Alice Ekman détaille “les 5 grandes ambitions de Xi Jinping” sur le plan international (Compte-rendu de la Commission de la défense nationale et des forces armées, table ronde, ouverte à la presse. Dec 2019) :
- Dépasser les États-Unis d’ici 2050 dans tous les domaines (économique, diplomatique, institutionnel, militaire, technologique, spatial et normatif).
- Restructurer la gouvernance mondiale en investissant pleinement les institutions internationales existantes (ONU, le G20,…) et en en créant de nouvelles.
- « Élargir le cercle de pays amis de la Chine », y compris parmi des pays alliés des États-Unis. Le mot “amis” a son importance : il préfère entretenir des amitiés ambigües et flexibles plutôt que sceller des alliances trop contraignantes et rigides comme l’a toujours fait l’Occident, avec l’OTAN par exemple. Ce cercle d’amis se construit notamment autour du rapprochement Chine-Russie.
- Promouvoir un modèle économique et politique à l’étranger. Xi Jinping met tout en oeuvre pour faire du développement économique “à la chinoise” un exemple à suivre pour les autres pays en développement.
- S’établir comme une puissance de référence en devenant une puissance normative : non seulement, elle cherche à imposer ses standards (technologiques et industriels par exemple) mais aussi à redéfinir les termes du débat international (mondialisation, libre-échange, État de droit, démocratie,…), ce qui peut rendre les négociations et les communiqués confus.
À jamais un pays en développement, leader du “Sud Global”
Faisant écho aux théories tiers mondistes de Mao, Xi Jinping réaffirme cette volonté de rallier les pays du “Sud” et d’en devenir le leader. Il insiste sur une solidarité nécessaire entre pays anciennement colonisés, ravive encore et encore les douleurs du siècle de l’humiliation et prône le besoin de lutter contre l’hégémonie américaine pour créer “une communauté de bien partagé” et assurer “l’émergence d’un monde plus juste”. C’est pourquoi il refuse de présenter la Chine comme un pays développé alors que sa situation pourrait complètement justifier cette catégorie. Les raisons sont économiques bien sur, - ce statut lui permet par exemple des droits de douane plus élevés selon les règles de l’OMC -, mais elles sont surtout géopolitiques : rester un pays émergent lui donne la possibilité de se ranger du côté des opprimés, des victimes de la colonisation et de marginaliser l’Occident en liant des amitiés solides avec de nombreux pays d’Amérique latine, d’Afrique, d’Asie du Sud-Est et d’Asie Centrale. Cette notion de “Sud Global” est donc bien utile à la Chine puisqu’elle permet de remettre en question l’ordre mondial pour en créer un nouveau :
“Il s’agirait d’un monde où la Chine et la Russie, soutenues par une coalition de pays, occuperaient une place centrale, et au sein duquel l’Occident serait marginalisé, en tant que puissance militaire mais aussi en tant que groupement de démocraties” Ekman, Alice. Chine-Russie, le Grand rapprochement.2023. Tracts Gallimard. p49.
Il faut donc bien comprendre que la Chine cherche à créer une coalition de pays ennemis de l’Occident. Et c’est toujours avec ce prisme d’une opposition aux États-Unis que la Chine analyse et commente les crises actuelles. Par exemple dans le conflit israélo-palestinien, la Chine, bien que se présentant officiellement comme une puissance pacificatrice et médiatrice, n’a officiellement pas condamné le Hamas pour l’attentat du 7 octobre, critique ouvertement les agissements israéliens et a une communication pro-palestinienne. Cette guerre est une manière de se positionner comme la voie défendant les opprimés puisqu’Israël est allié des États-Unis.
Depuis 2013, les ambitions de la Chine sont donc claires et assumées : devenir n°1 le plus vite possible et redéfinir l’ordre mondial à son avantage. Et elle s’en donne les moyens.
La Chine se donne les moyens de ses ambitions
Un nouvel ordre mondial grâce à des amitiés solides et des investissements massifs
La coopération Chine-Russie : les bases du monde post-occidental
Depuis 2014, date de l’invasion de la Crimée par la Russie, nous assistons à un rapprochement sino-russe. Cette année-là, les deux pays signent un accord de quelques 400 milliards de dollars actant la fourniture par la Russie de gaz à la Chine pour 30 ans. À l’époque, les analystes y voyaient un contrat opportuniste : la Chine cherchait à pallier sa dépendance au charbon et la Russie avait besoin de solutions aux sanctions économiques que les États-Unis et l’Europe commençaient à lui infliger.
Aujourd’hui, la coopération économique entre les deux pays est très forte et s’explique par la complémentarité de leurs économies :
→ En mai 2022, la Russie est devenue le premier fournisseur de pétrole de la Chine et les deux gazoducs nommés Force Sibérie 1 (lancé en 2019) et 2 (en projet) visent un “basculement vers l’Orient de l’infrastructure énergétique russe construite au cours du XXe siècle à destination du marché européen” (À l’heure de la visite de Poutine en Chine, où en est le projet de gazoduc Power of Siberia 2 ?, Le Grand Continent, mai 2024).
→ En parallèle, la Russie est la première destination des voitures chinoises en 2023 et les exportations chinoises d’ordinateurs (+9 %) et de produits chimiques (+7 %) sont en hausse (ambassade de France en Chine).
Cette coopération, en particulier les importations de gaz et de pétrole russes par la Chine, explique que les sanctions internationales contre Moscou n’ont pas les effets escomptés.
Mais selon Alice Ekman, il est temps de se rendre compte que le rapprochement, bien plus qu’économique, est idéologique et implique des objectifs à long terme.
En février 2022, la Chine et la Russie signent un accord “d’amitié sans limite” qui aspire à montrer à “l’Occident” et au “Sud Global” leur vision commune de l’ordre mondial, plus juste et multipolaire. Ils s’accordent sur une image des pays occidentaux fauteurs de troubles et responsables de tous les maux de la terre alors que la Chine et la Russie “promeuvent la paix, la stabilité et la "vraie" démocratie” (Julienne, Marc. La déclaration sino-russe du 4 février 2022 : un projet révisionniste de l'ordre international. Nov 2023. IFRI).
Quelques jours plus tard, la Russie envahit l’Ukraine. Cette guerre n’arrange pas la Chine d’un point de vue stratégique car elle a des intérêts avec l’Ukraine “dans les secteurs agroalimentaires, l’armement, les télécommunications et des projets d’infrastructure dans le cadre des Nouvelles Routes de la Soie” - Ekman, Alice. Chine-Russie, le Grand rapprochement. 2023. Elle ne fournit d’ailleurs pas d’armes à la Russie. Mais elle ne condamne pas non plus l’attaque qu’elle continue de qualifier d’“opération militaire spéciale”. Elle cherche à se positionner comme une puissance pacificatrice, en témoigne le document en douze points publié en février 2023 intitulé “Position de la Chine sur le règlement politique de la crise ukrainienne” :
Il “faut soutenir la Russie et l’Ukraine de sorte qu’elles travaillent dans la même direction pour reprendre au plus tôt un dialogue direct, promouvoir progressivement la désescalade de la situation et parvenir finalement à un cessez-le-feu complet. […] Les sanctions unilatérales et la pression maximale n’aident pas à régler les problèmes et ne font que créer de nouveaux problèmes”.
Cette vision est réaffirmée en mai 2024 par une déclaration de Pékin qui soutient que le dialogue et les négociations constituent l’unique solution à la crise.
Mais la Chine omet toute référence au rétablissement de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de l’Ukraine, ainsi qu’à la responsabilité de la Russie en tant qu’État agresseur.
Depuis, les deux géants russes et chinois mènent des exercices militaires conjoints, font bloc au Conseil de Sécurité de l’ONU et s’accordent sur toutes les questions telles que l’opposition aux sanctions contre l’Iran, la Corée du Nord, ou lorsqu’il s’agit du Xinjiang. La Russie a de son côté réaffirmé que Taïwan était “inaliénable” à la Chine.
Certains analystes doutent de la solidité de cette relation. Ils soulignent les disparités économiques entre les deux pays (Russie 2k Mds de PIB annuel vs Chine 17k Mds) et présument que la position de vassalisation dans laquelle pourrait se retrouver la Russie ne conviendra pas longtemps à Poutine. De plus, les deux puissances ont des conflits d’intérêt dans certaines zones comme en Asie Centrale : la région est très importante aux Nouvelles Routes de la Soie, tandis que la Russie la domine historiquement depuis l’URSS.
Mais Alice Ekman (Chine-Russie, le Grand Rapprochement, Tracts Gallimard, 2023) soutient que la relation est durable. Même si elle est en position de force, la Chine a tout intérêt à la ménager puisqu’elle représente un pilier de l’ordre mondial tel que Xi Jinping l’imagine : un monde post-occidental. Alice Ekman nous fait remarquer que Xi Jinping est très soucieux de ne jamais humilier Vladimir Poutine ni de le faire se sentir inférieur. Pour ce qui est des zones conflictuelles, les deux amis coopèrent. Par exemple, “[en Asie centrale,] la Russie accepte l’influence économique chinoise tandis que la Chine y admet l’influence militaire russe, se réjouissant de la sécurisation des infrastructures nouvelles” (p21).
Chine et Russie font donc tout pour conserver leurs liens et font converger leur propagande vers un seul objectif : dénigrer l’Occident.
“A long terme, quelle que soit l’évolution de la guerre en Ukraine, il ne faut pas attendre de distanciation significative de la Chine vis-à-vis de la Russie. Aux yeux de Vladimir Poutine et Xi Jinping, c’est l’avènement d’un monde post-occidental qui se joue en ce moment, et ils espèrent y parvenir ensemble”. Ekman, Alice. Chine-Russie, le Grand rapprochement.2023. Tracts Gallimard. p63
Les BRICS+ : l’élargissement à l’initiative de la Chine
En 2024, l’Ethiopie, l’Iran, les Emirats Arabes Unis et l’Egypte rejoignent les BRICS. Ce terme avait été inventé par Jim O’Neill, économiste chez Goldman Sachs en 2001 (à l’époque BRIC) pour désigner les quatre pays émergents (Brésil, Russie, Inde, Chine) qui allaient devenir des moteurs majeurs de l’économie mondiale au 21ème siècle. Les quatre pays deviennent un véritable groupe politique en 2006 lorsqu’ils se réunissent en marge de l’Assemblée générale de l’ONU. Ralliés par l’Afrique du Sud en 2011, et représentant aujourd’hui 35% du PIB mondial et 3.6 milliards de personnes (45% de la population mondiale), ce groupe a pour objectif de défendre les intérêts du Sud Global et de concurrencer le G7. Concrètement, ils essaient d’abord de contrer le dollars comme devise de référence - la Russie et l’Iran utilisent déjà d’ailleurs majoritairement le yuan depuis les sanctions occidentales. Les BRICS+ veulent aussi favoriser le développement des pays émergents, comme en témoigne la création de la Nouvelle Banque au Développement en 2014, dont le siège est à Shanghai et qui finance des projets d’infrastructures. Ils organisent finalement des groupes de travail sur des sujets d’intérêts partagés allant de la sécurité énergétique à la santé, au réchauffement climatique et au transfert de technologie.
L’objectif de la Chine au sein de ce groupe est double. Elle veut d’abord faire des BRICS+ un véritable contrepoids diplomatique à l’Occident, une manière d’unir le Sud autour d’une idéologie anti-occidentale plutôt agressive. Il s’agit donc transiter d’un groupe avec des objectifs purement économiques à une entité englobant des questions politiques et sécuritaires. Ce but est très largement partagé par son “ami sans limite” russe. Elle veut ensuite et surtout en être le leader. Pour atteindre ces objectifs, la Chine pousse à l’adhésion de nouveaux pays partageant une méfiance envers Washington et qui représentent des intérêts pour elle.
L’adhésion de l’Iran au groupe en janvier 2024 illustre parfaitement cette stratégie. Téhéran, ouvertement anti-occidental et soumis à un régime de sanctions américaines drastiques depuis le retrait des États-Unis de l’accord nucléaire en 2018 (sous Trump), incarne le profil type des nouveaux membres soutenus par Pékin. Ce sont des États en quête d’alternatives au système dominé par les États-Unis et l’Europe.
Les sanctions américaines envers l’Iran consistent à limiter ses exportations de pétrole et à interdire aux entreprises étrangères de commercer avec lui sous peine de représailles. La Chine, premier importateur mondial de pétrole, contourne ces restrictions en achetant massivement du pétrole iranien. Ces échanges, estimés à plusieurs centaines de milliers de barils par jour, permettent à Pékin de sécuriser une source d’énergie à moindre coût, tout en affaiblissant l’efficacité des sanctions américaines.
Les deux pays collaborent aussi étroitement sur des questions de sécurité intérieure et de contrôle social. La Chine exporte par exemple vers l’Iran des technologies de surveillance de masse, comme des caméras intelligentes et des systèmes de reconnaissance faciale. Ces outils, fournis par des entreprises chinoises comme Huawei ou Hikvision, aident le régime iranien à renforcer son emprise sur la population, à réprimer les manifestations et à surveiller les opposants. Pékin partage également son expertise en matière de censure en ligne et de propagande d’État, renforçant la capacité de Téhéran à contrôler l’information et à limiter l’influence des médias occidentaux.
Sur le plan militaire et diplomatique, les deux pays multiplient les exercices navals conjoints dans le golfe Persique. Ils ont aussi signé un partenariat de 25 ans en 2021 qui prévoit des investissements chinois dans les infrastructures iraniennes et un soutien mutuel dans les instances internationales. Désormais, la Chine bloque ou affaiblit les résolutions critiques envers l’Iran. En intégrant l’Iran aux BRICS, Pékin consolide ainsi un bloc où ses alliés - souvent isolés ou sanctionnés - trouvent une tribune pour promouvoir un ordre multipolaire.
La Chine a historiquement rencontré des oppositions internes aux BRICS, notamment de la part de pays qui eux-mêmes aspirent à renforcer leur influence mondiale et qui rejettent le leadership chinois. On pense par exemple à l’Inde qui a un historique chargé de différends avec la Chine à cause de conflits frontaliers non résolus dans l'Himalaya depuis la guerre sino-indienne de 1962, ravivés avec des affrontements meurtriers à l’été 2020. Obama avait profité de ces tensions pour se rapprocher de l’Inde et tisser des relations américano-indiennes dans le cadre de sa stratégie de pivot asiatique (cf article n°9 sur les relations sino-américaines). Certains pays comme l’Indre et le Brésil étaient aussi frileux quant à une réthorique agressive anti-occident : ils cherchaient également à faire entendre les intérêts des pays du Sud mais sans hostilité affirmée contre les États-Unis.
Mais depuis début 2025, on observe un certain dégel dans les relations entre la Chine et l’Inde. La reprise des vols directs, des discussions sur les visas et des déclarations optimistes sur le conflit frontalier font beaucoup parler et montrent que les droits de douane de Trump (initialement 25% de droit de douane à l’encontre de l’Inde) poussent des pays de Sud Global dans les bras de la Chine !
Les Nouvelles routes de la Soie (NRS)
Porté par la volonté de resserrer les liens avec le Sud et les “non-alignés”, Xi Jinping lance en 2013 le gigantesque projet des Nouvelles Routes de la Soie, aussi appelé l’Initiative de la Ceinture et la Route (en anglais Belt and Road Initiative, BRI). Référence aux routes commerciales de l’ère impériale établies entre l’Europe et la Chine en passant par l’Asie Centrale, elles désignent des investissements massifs - plus de 1000 milliards de dollars prévus depuis 2013 - dans des infrastructures, principalement de transport et d’énergie (ports, chemins de fer, routes, zones industrielles, câbles numériques, etc.), que la Chine finance ou cofinance dans des dizaines de pays.
En 2024, plus de 150 pays auraient signé des accords de coopération avec la Chine dans le cadre de l’Initiative la Ceinture et la Route (la liste n’est pas officielle) :
- Asie Centrale (Kazakhstan, Ouzbékistan,…)
- Asie du Sud-Est (Indonésie, Malaisie, Thaïlande, Laos, Cambodge, Vietnam, Philippines),
- Asie du Sud (Pakistan, Bangladesh, Sri Lanka, Népal, Maldives)
- Afrique (plus de 50 pays)
- Amérique latine (Chili, Pérou, Argentine, Brésil, Venezuela, Panama, Bolivie, Équateur,…)
- Europe de l’Est (Serbie, Hongrie, Grèce,…)
- Même en Europe de l’Ouest (Portugal, l’Italie a signé en 2019 puis désengagé en 2023). La plupart des grands pays (France, Allemagne, Royaume-Uni) n’ont pas officiellement adhéré, mais coopèrent sur certains projets.
L’Amérique du Nord est exclue.
Xi Jinping présente l’initiative des Nouvelles Routes de la Soie comme un projet de développement mutuel reposant sur le concept de "communauté d’avenir partagé pour l’humanité” : une vision des relations internationales selon laquelle les pays du monde devraient coopérer étroitement pour relever ensemble les grands défis globaux (climat, sécurité, développement, santé, etc.) en construisant un monde plus interconnecté, pacifique et équitable.
Le bien de l’humanité, c’est très honorable, et de nombreux projets boostent effectivement les économies, mais Xi Jinping a également des objectifs très concrets :
Financièrement, la Chine opère de différentes manières pour faire de ce projet une manne financière et un moyen de pression efficace. L’infographie ci-dessous liste les montages financiers contractés par la Chine avec ses partenaires économiques dans le monde entier.
Le Parti Communiste Chinois, fort de ses connections avec les entreprises chinoises publiques, de ses gros volumes de fonds disponibles au début des années 2010 - accumulés depuis son entrée en 2001 à l’OMC grâce à son économie exportatrice - et de son faible souci de garanties en matière de corruption, d’environnement ou de retombées économiques, possède un véritable avantage par rapport aux institutions mondiales telles que le FMI, la Banque mondiale et la Banque asiatique. Plutôt qu’un plan bien anticipé, les projets sélectionnés et leurs modalités dépendent des opportunités et des bénéfices que pourra en tirer la Chine. Chaque contrat se devant d’être win-win, même les prêts concessionnels (taux de change inférieur à 2%, période de grâce et durée longue) qui s’apparentent à des dons, et les prêts très risqués à des emprunteurs à l’économie peu solvable, sont intéressants pour la Chine.
L’intérêt peut être d’abord économique : les contrats impliquent généralement l’intervention d’une entreprise chinoise dans la conception et la construction de l’infrastructure, parfois de la main d’oeuvre chinoise, réduisant le chômage en Chine, et souvent une garantie en actifs (prise de possession de ressources naturelles ou d’infrastructures dans le cas de défaut de paiement).
Mais l’avantage peut être aussi géopolitique et géostratégique. Tous les pays commerçant avec la Chine doivent reconnaître le principe d’une seule Chine et rejeter toute possibilité d’indépendance pour Taïwan. Ensuite, certains pays qui ont profité de prêts avantageux deviennent des soutiens très intéressants quant aux questions traitées à l’ONU telles que les actions de la Chine à Hong Kong et dans le Xinjiang (Aurégan, Xavier. Chine, puissance africaine. 2024. Armand Collin.).
Certains contrats risqués financièrement sont tout de même signés par intérêt pour la zone géographique. Par exemple, le Sri Lanka, qui rencontrait des difficultés à rembourser ses dettes en 2017 a cédé 70% du port financé en 2010 par des banques chinoises pour une durée de 99 ans à la Chine. Cela représente un bénéfice économique certain, mais aussi un emplacement de choix, juste en face de son rival indien.
De plus, certaines clauses de contrats d’emprunt impliquent des éléments politiques : “Une clause prévoit aussi qu’une rupture des relations diplomatiques équivaut à un défaut de paiement. Par ailleurs, la majorité des accords signés autorisent le créancier chinois à demander un remboursement en cas de changement politique ou juridique majeur dans le pays débiteur”. (Ekman, Alice. Dernier Vol pour Pékin. L’Observatoire. 2022. p121).
Finalement, le projet dans son ensemble a des vertus idéologiques. Contrairement au FMI et la Banque Mondiale qui tentent de promouvoir la démocratie et le respect des droits de l’homme, la Chine ne demande aucune garantie de ce point de vue, voire encourage les régimes autocratiques ou dictatoriaux. Cela provoque un recul du nombre de pays démocratiques dans le monde confortant l’idée de Xi Jinping que le modèle démocratique occidental n’a rien d’universel et que l’Occident n’a pas à l’imposer.
Financement mondial du développement
Les Nouvelles Routes de la Soie constituent une initiative à part entière qui concerne principalement des infrastructures de transport et d’extraction de matières premières visant à connecter les pays et favoriser l’acheminement des marchandises et de l’énergie. Mais la Chine, toujours dans son idée d’unir le Sud autour de ses causes, entreprend d’autres projets, particulièrement en Afrique.
Sous Mao, qui se considérait comme le chef de file du Tiers-Monde, la Chine allouait déjà un pourcentage du budget à la solidarité “d’outre-mer”. Si à cette époque l’aide prenait surtout la forme d’aides aux mouvements indépendantistes et anti-impérialistes, elle est devenue “intéressée” avec les ouvertures économiques de Deng Xiaoping (Aurégan, Xavier. Chine, puissance africaine. 2024. Armand Collin. p197) : les contrats se doivent de comporter un retour sur investissement, “a minima politique”. Xi Jinping, lui, parle de “partenariat d’égal à égal, à quatre principes : la sincérité, les résultats réels, l’amitié et la bonne foi ainsi que la recherche du bien commun et des intérêts partagés” (Aurégan, Xavier. p200). On retrouve ici la réthorique du bien pour l’humanité et de l’amitié Sud-Sud tout en gardant des “intérêts communs”, qu’ils soient politiques ou économiques.
Depuis 2000, la Chine a financé plus de 20,000 projets de développement partout dans le monde. L’encadré bleu ci-dessous représente le nombre de projets et leur montant en dollars par secteur depuis 2010.
J’ai regroupé ces secteurs en quatre catégories pour mieux comprendre leur mécanique et leur but :
- Développement. Les projets concernent principalement la santé, l’éducation et l’agriculture. Bien qu’ils soient les plus nombreux, leur valeur monétaire reste limitée, car ils prennent surtout la forme de dons en nature ou d’actions de formation. Cette catégorie comprend également l’ensemble des dons liés à la pandémie de COVID-19 (masques, vaccins, etc.). → Par exemple, en 2018, le gouvernement chinois offre 15 bourses aux étudiants du Brunei couvrant les frais de scolarité, le logement, les frais de subsistance et l'assurance médicale complète.
- Nouvelles Routes de la Soie. C’est le plus gros investissement depuis 2010. Comme examiné précédemment, les projets concernent l’industrie, la construction d’infrastructures de transport (port, corridor ferroviaire, routes,…) et d’énergie.
- Politique, influence et surveillance. Ces projets concernent principalement des dons accordés à des ministères de la communication, à des chaînes TV ou à des événements journalistiques ainsi que des formations de policiers, de diplomates et des dons de matériel de surveillance tels que des caméras à reconnaissance faciale. Ils sont des moyens pour la Chine d’exporter son modèle de contrôle des populations et de propagande.
- Finance. Il s’agit de plusieurs types d’opérations financières telles que des prêts syndiqués (plusieurs banques chinoises prêtent pour diluer les risques), des ouvertures de lignes de crédit pour des gouvernements ou des banques, des accords d’échanges de devises (prêts croisés de devises : le pays partenaire emprunte des yuan avec intérêts, notamment pour payer les entreprises chinoises et rembourser les prêts en yuan, évitant ainsi l’utilisation du dollar) et surtout des ajustements de dette dans le cas de défaut de paiement.
→ Par exemple, en 2017, la Chine subventionne (20M USD) un projet de vidéosurveillance urbaine à Djibouti : China Railway Construction Group et Huawei sont chargés de l’installation de 600 à 800 caméras à reconnaissance faciale couvrant Djibouti-ville et ses alentours, avec un centre de commandement, transmission par micro-ondes et alimentation solaire.
→ Par exemple, en 2017, Metrobank (banque philippine) et l’Eximbank de Chine signent un accord-cadre de coopération stratégique prévoyant, en principe, une ligne de crédit de 900 millions de dollars pour financer des projets d’exportation, de ressources naturelles, d’énergie, de construction ou d’autres projets, non définis au moment de l’accord.
L’Afrique est un continent de choix pour resserrer les liens entre les pays du Sud, les “non-alignés”, les opprimés de la colonisation européenne et asseoir le nouvel ordre international. En 2023, l’Afrique représente 44,5% des projets étrangers chinois contre 26% en Asie, 14% en Amérique, 6% en Europe et 3% au Moyen-Orient (Aurégan, Xavier. Chine, puissance africaine. 2024. Armand Collin).
Parmi les modalités des projets en Afrique, les accords clefs en main sont particulièrement nombreux. Contrairement aux IDE (Investissements Directs à l’étranger), qui signifient un réel investissement dans l’économie locale (part dans une entreprise locale ou création d’une filiale qui embauche de la main d’oeuvre locale), il n’y a souvent pas de transfert de technologie ni de création significative d’emplois pour les pays partenaires, malgré les promesses au moment de la signature des contrats.
Il ne s’agit pas de la majorité des projets - certains ont des retombées positives et la situation de chaque pays africain est différente -, mais le fait que les banques et les entreprises chinoises financent plutôt qu’ils n’investissent (Aurégan, Xavier. 2024) tend à expliquer les déceptions en matière de développement en Afrique.
De plus, certains projets, mal conçus ou trop ambitieux, affichent une rentabilité inférieure aux prévisions, ce qui conduit certains pays emprunteurs au défaut de paiement.
Dans la même logique, la Chine entend étendre son influence en Amérique latine.
- Le rapprochement prend d’abord la forme d’une intensification du commerce international : depuis 2015, la Chine est le premier partenaire des pays sud-américains (Venture, Christophe, juil 2025, IRIS). Ceux-ci exportent en Chine des matières premières telles que du soja, des minerais (cuivre, fer, métaux critiques, etc) et du pétrole. D’ailleurs, les commandes de soja au Brésil ont permis à l’Empire du Milieu de boycotter les États-Unis pour cette denrée, un levier lors des négociations du 30 octobre dernier entre Donald Trump et Xi Jinping. Les pays d’Amérique latine importent quant à eux des produits électriques, informatiques et électroniques, des voitures électriques, des machines et du textile chinois.
- Tout comme en Afrique et en Asie du Sud Est, les banques chinoises prêtent des milliards (Venezuela, Equateur, Argentine - Clea Broadhurst, nov 2024, Rfi), prenant pour garantie les ressources naturelles et les matières premières, menaçant ainsi ces pays de tomber dans le fameux “piège de la dette”.
- Les projets d’infrastructure et d’énergie dans le cadre des Nouvelles Routes de la Soie se multiplient. Le meilleur exemple reste le port de Chancay, au Pérou, développé par Cosco Shipping Ports Chancay Perú S.A., une société composée de la société publique chinoise de transport et de logistique COSCO Shipping en association avec la société péruvienne Volcan. Ce port facilitera grandement l’acheminement de matières premières en Chine (brésiliennes via l’Océan Pacifique par exemple). On pense aussi au projet de barrages en Argentine par China Gezhouba Group Corporation.
Entre 2005 et 2024, 294 projets d’infrastructures ont ainsi été financés par Pékin pour un montant de 129 milliards de dollars. Venture, Christophe. L’Amérique latine, une région prioritaire pour la Chine, juil 2025, IRIS.
Ces partenariats ne font cependant pas l’unanimité, les élites politiques et les populations dénoncent la désindustrialisation, la “reprimarisation” des économies latino-américaines et la trop forte dépendance.
Donald Trump est quant à lui extrêmement défavorable à la présence chinoise en Amérique latine, qu’il qualifie de “menace existentielle”. Le continent est devenu un véritable lieu de concurrence entre les deux premières puissances mondiales comme en témoigne le retrait annoncé de Panama des Nouvelles Routes de la Soie après pressions de l’administration américaine. Mais la politique de Trump reste contradictoire et semble pousser les pays latino-américains dans les bras de la Chine qui apparaît comme un partenaire plus stable et moins coercitif. En effet, Donald Trump a annoncé l’application de droits de douane aux pays d’Amérique latine, notamment 50% au Brésil en réaction à la condamnation de Bolsonaro. L’Argentine n’y échappe pas non plus, malgré la proximité idéologique avec Milei.
De manière générale, si ces projets menés ont pu être très bénéfiques à de nombreux états et aux conditions de vie de leur population, ils posent aussi de nombreux problèmes que l’Occident et les ennemis de la Chine ne manquent pas de relever.
D’abord, ce vaste projet d’infrastructures a un impact écologique désastreux : il traverse des écosystèmes fragiles, menaçant la biodiversité dans de nombreuses régions d’Asie, d’Afrique et d’Europe, fragmente des zones protégées et encourage la déforestation notamment en Asie du Sud-Est et en Asie centrale.
Sur le plan économique, les retombées des projets de développement et des Nouvelles Routes de la Soie restent incertaines pour les populations locales, en particulier dans des pays marqués par la corruption ou une gouvernance fragile. Comme les appels d’offre et la teneur des contrats sont peu transparents, rien n’empêche les dirigeants locaux d’empocher les bénéfices des projets sans les redistribuer. Par ailleurs, l’endettement massif soulève l’inquiétude des instances internationales sur la souveraineté économique des pays partenaires. C’est ce que dénoncent de nombreux observateurs sous le terme de « diplomatie de la dette » : lorsque les États emprunteurs ne peuvent rembourser, la Chine récupère des actifs stratégiques. L’exemple emblématique est celui du port de Hambantota au Sri Lanka, cédé à une entreprise chinoise pour 99 ans après l’incapacité du pays à rembourser sa dette. Des cas similaires ont été relevés au Laos, où la Chine détient une large part des infrastructures ferroviaires, ou encore à Djibouti, où elle gère une importante base militaire et plusieurs ports.
9 | Quels impacts et quelles solutions pour les États-Unis et l’Europe ? 10 | Crise économique et opinion publique, quel pari pour l’avenir ?Position de force vis-à-vis de l’Occident
Nous avons vu de quelle manière la Chine met tout en oeuvre pour devenir leader du Sud Global grâce à la multiplication des alliances et des investissements à l’étranger. Nous allons voir ici qu’elle redouble aussi d’efforts pour se retrouver en position de force vis-à-vis de l’Occident.
Montée en gamme, innovation et guerre technologique
Toujours dans l’objectif de s’élever au rang de puissance industrielle leader, innovante et compétitive à l’échelle mondiale à l’horizon 2049, les dirigeants chinois ont l’ambition de voir leur production monter rapidement en gamme et cette stratégie a porté ses fruits ces dix dernières années.
Dans les années 80, la Chine est devenue l’atelier du monde en exportant principalement des produits à faible valeur ajoutée (produits agricoles, matières premières, produits manufacturés simples, tels que des vêtements, des chaussures ou des jouets) demandant peu de technologie mais beaucoup de main d’oeuvre. Dans les années 90, c’est l’explosion du “Made in China”, les entreprises du monde entier profitent de la main d’oeuvre chinoise pour produire des vêtements, des produits électroniques de base, des bicyclettes, des meubles… Les biens manufacturés sont conçus à l’étranger mais produits en Chine. Dans les années 2000, la production chinoise commence doucement à monter en gamme grâce à l’amélioration des infrastructures et des investissements massifs dans l’industrie : la Chine vend maintenant des produits électroniques (ordinateurs, téléphones, composants), des machines-outils, des équipements électriques, des métaux transformés et des produits chimiques.
Toutefois, les dirigeants chinois se rendent compte que ce modèle ne peut être éternel : la Chine est dépendante de l’étranger pour les technologies clefs et son industrie est lourde et très polluante. De plus, les entreprises chinoises sont peu présentes à l’international. Bien qu’elles exportent, elles sous-traitent pour la plupart pour des entreprises étrangères, ce qui explique qu’aucune marque chinoise n’est connue à l’étranger. Finalement, son modèle comporte un risque de perte d’attractivité pour les IDE causée par la hausse des salaires et la concurrence des pays d’Asie du Sud-Est.
Xi Jinping veut alors de faire de la Chine une puissance d’innovation :
“Mao régnait sur une nation de paysans miséreux. Deng Xiaoping les a transformés en ouvriers et en petit-bourgeois. Xi, lui, veut faire de leurs enfants un peuple d’ingénieurs. […] La mission de ces technocrates 2.0 est claire : faire de la Chine un pays aussi, voire plus, innovant que les grands pays occidentaux” Lemaître, Frédéric. Cinq ans dans la Chine de Xi Jinping. 2024. Tallandier. p61.
En 2015, Xi Jinping lance le programme Made in China 2025 (MIC25), une stratégie industrielle visant à transformer la Chine en leader mondial dans 10 secteurs jugés prioritaires, à réduire la dépendance vis-à-vis des composants étrangers et à améliorer la qualité des produits “Made in China”. Ces secteurs sont de haute technologie, stratégiques pour la souveraineté nationale et la compétitivité mondiale, représentent des marchés à fort potentiel et sont clés autant pour la productivité industrielle que pour la transition écologique et énergétique.
Ces secteurs ont en commun des éléments critiques comme le besoin en terres rares, en semi-conducteurs et en intelligence artificielle. Des avancées dans ces secteurs permettent donc l’avancée dans les dix secteurs, ce qui explique de nombreux enjeux internationaux (négociations avec Trump, Taïwan, répression au Xinjiang…). J’y reviens.
Concrètement, le Parti Communiste Chinois :
- accorde des subventions massives, des exonérations fiscales, et des prêts à faible taux d’intérêt aux entreprises des secteurs concernés, comme BYD pour les voitures électriques ou SMIC (Semiconductor Manufacturing International Corporation) pour les semi-conducteurs.
- investit grandement dans le développement de talents et finance la R&D. La Chine encourage par exemple le retour des expatriés chinois et le recrutement de talents étrangers. Les grandes entreprises chinoises telles qu’ Alibaba, Baidu, Tencent (WeChat) et TikTok ont des centres de recherche aux États-Unis, souvent en partenariat avec des universités américaines.
- encourage l’acquisition, ou la fusion-acquisition, d’entreprises étrangères afin de s’approprier leur savoir-faire. Comme nous l’avons vu dans l’article n°4 consacré au boom économique entre 1980 et 2010, la Chine imposait déjà aux sociétés étrangères désireuses de s’implanter sur son territoire de créer des co-entreprises (joint-ventures), dans le but d’en tirer un transfert de technologies. Cette politique a constitué un premier levier d’accès aux innovations et permis au pays de monter en gamme. À partir des années 2010, avec l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, les entreprises chinoises, publiques comme privées, sont incitées à investir directement dans des sociétés étrangères, notamment en Europe et aux États-Unis, afin de combler leur retard technologique. Le rachat de KUKA, acteur majeur allemand de la robotique industrielle et de l’automatisation des usines, par MIDEA, un conglomérat chinois initialement spécialisé dans l’électroménager en 2016 illustre bien cette stratégie de diversification vers l’automatisation et les technologies intelligentes.
Nous sommes en 2025, l’heure est au bilan. Bloomberg Intelligence a publié en octobre 2024 un rapport très complet sur les résultats de Made in China 2025. Donnant tort à la théorie selon laquelle un système politique autoritaire freine l’innovation, la Chine est parvenue à devenir la première puissance industrielle mondiale, ses entreprises figurent désormais parmi les leaders mondiaux dans 5 des 13 secteurs technologiques et la Chine a dépassé les États-Unis en nombre de brevets internationaux en 2019, ce qui lui permet d’imposer ses propres standards.
Bilan Made in China 2025
En octobre 2024, le rapport Bloomberg Intelligence classait l’intelligence artificielle dans les secteurs en retard : la Chine était pénalisée par son incapacité à produire des toutes petites puces à cause des restrictions internationales. Ces puces semblaient être l’unique moyen de réaliser des avancées en matière d’intelligence artificielle puisqu’elles permettent une grande performance de l’exécution d’opérations en parallèle, réduisant ainsi le temps d’entraînement d’un modèle de plusieurs mois à quelques jours.
Mais en janvier 2025, c’est le coup de théâtre ! Deepseek présente DeepSeek-R1, un modèle d’intelligence artificielle aussi performant que ceux des leaders américains comme OpenAI ou Google.
Non seulement le modèle n’a pas besoin des puces haut de gamme de Nvidia, mais il semble aussi que Deepseek y ait consacré beaucoup moins de ressources (5.7M$ pour entrainer le modèle contre 80M$ pour GPT-4), entrainant la perte de 600 milliards de dollars de valorisation boursière pour Nvidia.
Intelligence Artificielle - Comment la Chine a bluffé tout le monde ?
Selon le rapport de Bloomberg Intelligence, le plan Made In China 2025 est donc un réel succès, ce qui donne à la Chine une véritable position de force vis-à-vis de l’Occident :
- Si la Chine rattrape ou dépasse l’Occident, les entreprises américaines et européennes perdront des parts de marché, ce qui sera source d’appauvrissement des pays.
- Grâce aux subventions - très critiquées et considérées comme source de concurrence déloyale et contraires aux règles de l’OMC -, à l’intégration des chaînes de valeur, à l’augmentation de la productivité grâce à la robotisation (secteur n°2 du Made in China 25) et à l’acheminement facilité par les Nouvelles Routes de la Soie, les produits chinois viennent directement concurrencer les marchés occidentaux à prix très bas, ce qui représente un risque de faillite et de perte d’emploi pour les économies européennes et américaines. Certains fabricants européens de panneaux solaires se sont déjà déclarés en faillite, comme l’autrichien Energetica Industries en décembre 2023 et le néerlandais Exasun le mois suivant. La stratégie de la Chine est claire : inonder un marché étranger avec des prix très bas grâce aux subventions étatiques puis remonter les prix quand la concurrence étrangère est anéantie, c’est ce qu’il s’est passé pour le photovoltaïque en Europe.
- L’Occident dépend déjà fortement de la Chine pour certains produits clés (terres rares, panneaux solaires, batteries), une montée en puissance industrielle de Pékin dans des domaines comme les semi-conducteurs ou la 5G pourrait rendre les pays occidentaux encore plus dépendants d’un acteur géopolitique rival.
- Les technologies civiles promues par Made in China 2025 ont souvent des usages militaires. Une Chine technologiquement autonome et avancée pourrait réduire l’avantage militaire occidental et renforcer ses ambitions géopolitiques, notamment en Asie-Pacifique. Bien sur, on pense à Taiwan…
Excédent commercial record en 2024 : un levier de poids
On commence à l’avoir bien compris, la Chine mise sur ses exportations depuis son ouverture économique. Elle a volé la place de première puissance exportatrice à l’Allemagne en 2009 et en 2024, elle enregistre un excédent commercial record de 993 milliards de dollars expliqué par la hausse des exportations tandis que les importations stagnent (en partie grâce au plan Made in China 2025 qui vise l’autonomie technologique). Qui plus est, grâce à sa montée en gamme, ses exportations concernent de plus en plus de produits de haute technologie (batteries électriques, assemblages de semi-conducteurs, véhicules hybrides, etc), comme on peut l’observer sur le graphique ci-dessous.
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Les exportations chinoises concernent en premier lieu l’Asie (41% des exportations en 2024), l’Europe (18%) et l’Amérique du Nord (16%) mais le poids des différents pays partenaires tend à évoluer depuis l’exacerbation des tensions entre la Chine et l’Occident à partir de 2019.
En effet, tandis que les exportations de la Chine vers les États-Unis et les importations chinoises de biens européens sont en baisse, les volumes d’échange entre la Chine et l’ASEAN et la Chine et la Russie, depuis l’invasion de l’Ukraine, augmentent.
Cette tendance mène à une situation de plus en plus déséquilibrée :
La Chine est le premier partenaire commercial de l’Union Européenne et celle-ci est en déficit de 304Mds USD en 2024. La Chine est le 3ème partenaire commercial des États-Unis qui sont également déficitaires de 295Mds USD en 2024.
Bien que les États-Unis et l’Europe représentent près d’un tiers des exportations chinoises – ce qui explique que Pékin n’a aucun intérêt à une escalade tarifaire –, la Chine semble trouver sans difficulté de nouveaux débouchés. Cette capacité à diversifier ses marchés pèse lourdement dans les négociations et lui confère une position de force. C’est ainsi qu’elle fait partie des rares pays à s’opposer frontalement à Donald Trump, allant jusqu’à surenchérir sur les droits de douane.
Autosuffisance et bimondialisation
Dans un contexte d’escalade des tensions depuis 2019 avec les sanctions américaines, la pandémie de la COVID-19, la guerre en Ukraine et cette année les droits de douane de Trump, nous tendons de plus en plus vers ce qu’Alice Ekman appelle la bimondialisation.
“Pékin prépare aujourd’hui ce que l’on nomme souvent le “découplage”, c’est à dire une forme de dissociation - économique, mais aussi financière et technologique - vis-à-vis des États-Unis et de leurs alliés”. Ekman, Alice. Dernier Vol pour Pékin. L’Observatoire. 2022.p143.
Côté chinois, une réelle volonté de dissociation se fait sentir. Le projet Made in China 2025 visant l’autosuffisance technologique, la recherche d’alternatives asiatiques et russes comme débouché commercial, le rapprochement des BRICS et le projet des Nouvelles Routes de la Soie, ne font aucun doute sur l’ambition pour la Chine de dominer un monde post-occidental.
Côté occidental, les dirigeants et les entreprises se sont rendus compte que la situation avait évolué : la Chine n’est plus l’atelier du monde à bas coûts faisant profil bas sur la scène internationale. Avec sa montée en gamme dans les secteurs de pointe (électronique, énergies vertes, intelligence artificielle), elle concurrence désormais directement les économies occidentales alors que le marché chinois leur est toujours fermé du fait des barrières administratives dans les domaines stratégiques (énergie, finance, télécommunications). De plus, les coûts de production ayant augmenté en Chine, la délocalisation n’est plus si intéressante. Finalement, les entreprises et les gouvernements occidentaux rechignent à commercer avec les entreprises chinoises dont la direction est de plus en plus intégrée par des organisations du Parti Communiste Chinois.
Cette bimondialisation vers laquelle nous tendons prend la forme d’une dissociation économique avec la reconfiguration des chaînes de valeur, financière avec des bourses séparées et le dollars laissant plus de place au yuan et idéologique et culturel avec une remise en question des valeurs que nous voulions universelles (droits de l’homme, démocratie) et des canaux de diffusion séparés (internet dissocié avec d’un côté Meta, X, Google et de l’autre WeChat, Douyin, Baidu).
Les premières actions de Trump depuis son arrivée à la présidence cette année accélèrent complètement cette bimondialisation et l’avènement d’un monde où l’Occident est désuni et ses valeurs ne dominent plus :
- Les droits de douane à l’encontre de pays émergents démocratiques hésitant entre les États-Unis et la Chine les poussent dans les bras de l’Empire de Milieu. Il suffit d’observer le rapprochement récent de Xi Jinping et du président indien Narendra Modi lors du sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) en septembre 2025 alors que l’Inde et la Chine sont historiquement rivales.
- La suppression de l’US Aid pousse également de nombreux pays à se tourner vers la Chine.
- L’ambiguïté de Trump vis-à-vis de Taïwan, son attitude envers Zelensky, son amitié forte avec Benjamin Netanyahu et ses annonces d’annexion du Groenland et du Canada montrent que les valeurs chères à l’Occident sont désormais à géométrie variable, empêchant toutes leçons à donner à la Chine à propos du Xinjiang, du Tibet et de son autoritarisme.
Tous les éléments de cet article tendent à montrer que la Chine a effectivement de grandes chances de devenir 1ère puissance mondiale au XXIème siècle. Mais deux éléments pourraient remettre en question sa victoire.
Le premier est externe : c’est l’émergence de l’Inde. Malgré ses infrastructures insuffisantes qui restent un frein à la compétitivité, une bureaucratie complexe, des inégalités sociales et éducatives criantes, l’Inde a un potentiel énorme pour concurrencer la Chine à long terme : elle dispose d’une population plus jeune, affiche l’une des croissances économiques les plus rapides du monde (souvent supérieure à 6% par an) avec une classe moyenne en expansion, est attractive pour les délocalisations pour les entreprises qui cherchent à diversifier leurs chaînes d’approvisionnement hors de Chine - le gouvernement indien a lancé des programmes comme « Make in India » et des incitations fiscales - et elle est leader mondiale dans les services informatiques, avec des entreprises comme TCS, Infosys et Wipro, et une scène startup en plein essor (notamment dans la fintech, l’e-commerce et l’IA). Pourquoi pas en faire le sujet d’un autre dossier Context !
Le second est interne : la Chine doit actuellement faire face à de nombreuses difficultés. Pour n’en citer que quelques unes : une crise économique liée à sa lourde dette et à l’effondrement de son secteur immobilier, ses surcapacités de production qui l’incitent à se recentrer sur la consommation intérieure et la popularité de Xi Jinping qui pourrait être remise en question, notamment depuis sa politique zéro-Covid qui a traumatisé de nombreux chinois.
« Le temps de l’argent facile est révolu ». Vircoulon Thierry. Le nouveau visage de la « Chinafrique » marqué par une baisse spectaculaire des prêts au continent, (janv 2024), Thierry Vircoulon, IFRI.
C’est le sujet de l’article n°10 !
Les points à retenir
- Les prédécesseurs de Xi faisaient "profil bas" sur la scène internationale et se concentraient sur le développement économique. Depuis 2019, Xi Jinping dévoile progressivement ses ambitions bien plus assumées : celles de devenir n°1 dans tous les domaines d'ici 2049 et d'établir un nouvel ordre mondial, post-occidental, dans lequel la Chine serait leader du Sud Global.
- Xi Jinping cherche à forger des amitiés solides, voire "sans limite" dans le cas de la Russie, avec les pays du "Sud Global" dans l'objectif de marginaliser l'Occident (BRICS+, Iran,...)...
- Depuis 2000, la Chine a financé plus de 20,000 projets d'aide au développement partout dans le monde (Amérique latine, Afrique, Asie du Sud-Est), parfois à perte. Ses buts sont multiples et pas seulement économiques : elle obtient des soutiens géopolitiques sur des questions internationales sensibles (comme Taïwan ou les Ouïghours par exemple)
- Semi-conducteurs, Intelligence Artificielle, 5G, robotique, exploration spatiale, véhicules électriques...Xi Jinping entend monter en gamme et lance en 2015 son programme Made in China 2025. C'est un succès ! 10 ans plus tard, la Chine n'est plus seulement "l'atelier du monde" pour les vêtements et l'électronique bas de gamme, elle est le 1er exportateur de produits de pointe.
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